24/12/2013 - La maya dans le bouddhisme
Extraits :
Le bouddhisme est une épuration de l’hindouisme.
Un système
doit donner à réfléchir, il ne doit permettre à la réflexion
de s’appuyer sur un modèle.
Bouddha,
Après plusieurs années de méditation, il comprit qu’il
ne servait à rien de méditer, on ne faisait que contempler le vide.
le Bouddha
n’avait pas choisi d’obéir à la loi, il s’était révolté
contre le monde entier.
- La destruction (de tous les liens), c’est le Nirvâna : le Nirvâna n’est ni un paradis, ni une extase, c’est une absence d’illusion
Texte enter :
Qu’est-ce que la maya ?
Le concept hindouiste de maya peut
être défini comme la trame du monde, l’illusion d’un monde
générée par notre cerveau, la perception du monde pour un
sujet donné, l’expérience vécue confondue avec l’expérience
du monde, la réalité objective ramenée à la réalité
subjective. Selon cette conception, nous vivons tous dans un
rêve éveillé et, comme dans les rêves, nous ne nous en rendons
pas compte jusqu’au moment de « l’éveil ».
Malheureusement, cet éveil peut intervenir après
plusieurs « vies » ou ne jamais intervenir…
Nous allons voir que la maya est un
concept clef du bouddhisme et qu’il rejoint, car certains
côtés, d’autres philosophies, comme celle
d’Aristote, et d’autres religions, comme le christianisme.
Les particularités du bouddhisme
Dans toutes les religions, les saints hommes
sont des modèles et leur vie sert d’exemple pour les croyants. Le
bouddhisme possède également ses saints hommes, mais le
Bouddha tient une place particulière, comme le Christ
dans la religion chrétienne. La vie Bouddha n’est pas
seulement une seulement une illustration, une explication
par l’image, c’est également une démonstration
rationnelle de ce qu’est la vie. Le bouddhisme, en effet,
n’agit pas de manière additionnelle comme beaucoup de
religions, il n’apporte pas une doctrine, une
révélation, un livre, un mythe, une origine au monde, un
nouveau dieu, il soustrait à l’hindouisme dont il est issu
les doctrines anciennes, l’interprétation des textes sacrés,
l’ascèse spirituelle, la vénération d’une
divinité, la croyance aux dieux, tout la mythologie. Le
bouddhisme est une épuration de l’hindouisme.
Le bouddhisme est-il une religion ou
une philosophie ? Il est une philosophie
a la base, une critique sévère de la religion de la part
d’un saint homme (celui que l’on appelle Bouddha). Il est devenu
une religion : ses disciples se sont regroupés en
collectivité, certains rites ont permis de gérer
cette collectivité, son enseignement est devenu
systématique, etc.
La Bouddha lui-même n’était pas contre
la systématisation. Il l’utilisa pour la
plupart de ses exposés : premier point, deuxième point, donc,
donc, etc. Un système n’était jamais pour lui qu’une manière
de facilité la mémorisation et la concentration pour
la méditation sur les différents points. Un système
doit donner à réfléchir, il ne doit permettre à la réflexion
de s’appuyer sur un modèle. Un système est un modèle de
réflexion. Vouloir faire du système une vérité qui ne puisse être
modifiée ou enrichie par la réflexion, c’est condamner cette même
réflexion et lui substituer le système. Réfléchir de manière
systématique, c’est enchaîner les conséquences
logiques, c’est penser comme une machine, être prévisible.
Est-ce encore réfléchir ou est-ce cela la réflexion ?
Les religions, et le bouddhisme ne fait
pas exception ici, ont toujours passé qu’il y avait
quelque chose au-delà de la réflexion. Le Bouddha
n’appliquait jamais la systématisation que
pour expliquer le fonctionnement du monde considéré comme
une vue de l’esprit : la maya. Il cessait la
systématisation quand il s’agissait de parler
de la réalité derrière la maya. Il n’y avait pas
grande chose à dire : cette réalité existe et il y a un
moyen pour y venir. Ce moyen, c’est la libération du
désir, le détachement du monde, une forme d’ascèse qui est
avant tout psychologique. Pour un vrai bouddhiste,
les rites religieux sont comme les systèmes : ils
n’ont aucun sens du point de vue de l’absolu.
La vie du Bouddha
Siddhârta Gautama (Ve siècle av.
J.-C.) était un Bouddha, un sage. Avant d’être sage, il était
prince. Il ne connaissait rien de la vie en dehors du palais. Il
décida de sortir, de laisser sa famille. Il rencontra un
vieillard et sut qu’il fallait vieillir, que c’était ça la vie.
Il rencontra un malade et sut qu’il fallait tomber malade, que
c’était ça la vie. Il croisa un cortège funèbre et sut qu’il
fallait mourir, que c’était ça la vie. La vie n’était que
souffrance. Ce n’est qu’en s’éloignant de la vie, en se
cachant dans un palais comme il l’avait été, qu’on s’éloignait
de la souffrance. Il rencontra enfin un moine et le moine
avait le visage apaisé. Il décida de devenir moine. Il devint
ascète. Il donna son argent et ses vêtements à un pauvre. Il
partit méditer dans la forêt. Après plusieurs années de
méditation, il comprit qu’il ne servait à rien de méditer,
on ne faisait que contempler le vide.
Siddhârta chercha plutôt à comprendre
et compris après une longue réflexion sur soi-même l’origine
de la souffrance : le monde était une illusion, une maya.
Il comprit que le désir nous attachait au monde et que le désir
était cause de la souffrance. Il comprit également que le
monde et le désir étaient liés, parce que le désir poussait à
l’acte et que la maya était la conséquence de
l’acte. Le monde est une prison de causalité, avait-il
découvert. On ne s’évade pas du monde en produisant un acte,
quel qu’il soit. Il faut briser la chaîne des
causes-conséquences, ce que le bouddhisme appelle
les interdépendances. Il faut pour cela arracher
leur racine qui est le désir. Le désir n’est pas une nécessité.
Parce qu’il n’est pas une nécessité, c’est une illusion. Le
bouddhisme consiste à libérer l’homme en lui réduisant les
nécessités à des apparences. L’âme humaine n’est
pas condamnée à vivre dans la maya.
Moines ! il y a cinq faits qui doivent être considérés par tout homme et toute femme, qu’ils soient laïcs ou religieux. Quels sont ces cinq ?
- Je suis sûr de devenir vieux, je ne peux éviter de prendre de l’âge.
- Je suis sûr de devenir malade, je ne peux éviter totalement la maladie.
- Je suis sûr de mourir, je ne peux éviter la mort.
- Tout ce qui m’est cher et que j’aime est sujet au changement et je ne peux éviter d’en être séparé.
- Je suis maître de mes propres actes (karma), hériter de mes propres actes ; les actes sont la matrice dont je suis issu, les actes sont comme ma peau, les actes sont comme ma protection ; quoique je fasse, j’en serai l’hériter [1].
Etrangement, les Grecs avaient fait le même
constat sur la vie. Pour eux, les maladies, la vieillesse et puis la
mort étaient des signes de Zeus. Ils signifiaient qu’il
fallait se préparer à ce qui suivait la mort (un jugement ?
une soumission à Zeus ?). Tant que l’homme n’avait pas
compris, ces signes se poursuivaient et s’aggravaient.
Mais les hommes ne comprenaient jamais. L’histoire
elle-même a commencé par un âge d’or ; elle
devait se terminer par un âge de fer. Le destin chez les Grecs
était une force comparable à l’entropie en physique :
c’était une loi contre laquelle les dieux mêmes ne pouvaient
pas lutter.
De même, pour le bouddhisme, les dieux font
partie de la maya, ils dépendent de sa loi (dharma). Mais
le Bouddha n’avait pas choisi d’obéir à la loi, il s’était
révolté contre le monde entier. Sa révolte avait commencé
par une prise de conscience. Elle correspondit à une
réelle compréhension du monde. Pour le bouddhisme,
la conscience et le monde sont liés, comme un visage et son reflet
dans l’eau.
La souffrance et le dharma
En présence de la souffrance, quatre attitudes sont possibles ; elles peuvent être brièvement décrites comme suit :
1 - La négation, contre toute évidence, de l’existence de la souffrance ;
2 - La résignation passive, l’acceptation d’un état de choses que l’on considère comme inéluctable ;
3 - Le "camouflage" de la souffrance à l’aide de sophismes pompeux, ou bien en lui prêtant, gratuitement, des vertus et des buts transcendants que l’on juge propres à lui conférer de la noblesse ou à en diminuer l’amertume ;
4 - La lutte contre la souffrance, accompagné de la foi en la possibilité de la vaincre.
C’est cette quatrième
attitude que le Bouddhisme préconise [2].
Pour être délivré de la
souffrance, il faut prendre connaissance des quatre
racines de la Loi (dharma) [3] :
- Toutes les composés sont des impermanents : tout ce qui est constitué de plusieurs éléments est condamné à changer
- Tous les composée sont souffrances : le changement entraîne la décrépitude [4]
- Tous les phénomènes sont sans soi : la conscience ne se trouve dans aucun des éléments dans lesquels elle s’implique ("être charcutier", "être à l’auteur de…", "être coupable de…", "être la femme de…", "être le père de…") et croit se reconnaître "je suis gourmand", "je suis intelligent", "je suis beau", "je suis malheureux", "je suis riche"…) [5]
- La destruction (de tous les liens), c’est le Nirvâna : le Nirvâna n’est ni un paradis, ni une extase, c’est une absence d’illusion
Cette connaissance du dharma permet
de prendre connaissance de la véritable nature du désir.
Le désir est un voile sur le savoir. La seule chose à savoir est
que la conscience existe ("je pense donc je suis", disait
Descartes). La conscience n’existe évidemment que du point de
vue de l’homme dans lamaya. Parvenu au Nirvâna, le sujet de la
conscience - ce que nous appelons "je" - n’existe
peut-être plus, comme les autres objets de la maya. Le
sujet est peut-être un non-sujet. C’est ce que le
bouddhisme appelle l’illusion de l’ego.
Les principes du bouddhisme
Alexandra David-Néel,
grande exploratrice du Tibet, a classé comme suit les
doctrines du bouddhisme, que nous reprenons par souci
pratique [6].
1°) La souffrance
Elle peut être résumée en deux points :
1° Etre en contact avec ce pour quoi on éprouve de l’aversion
2° Etre séparé de ce pour quoi on éprouve de l’attraction, ou, en d’autres termes, ne pas posséder ce que l’on désire
2°) Cause de la souffrance
C’est l’ignorance, base des
onze autres anneaux de la chaîne des productions
interdépendantes.
Les douze anneaux peuvent être rangés sous
trois titres :
1° L’ignorance.
2° Le désir engendré
par l’ignorance.
3° L’action qui suit
le désir, comme moyen de le satisfaire.
Par effet des sensations éprouvées en
accomplissant l’action, de nouveaux désirs naissent.
a) Désir d’éprouver de nouveau les mêmes
sensations, si l’action a causé des
sensations agréables.
b) Désir d’éviter ces mêmes sensations,
si l’action a causé des sensations désagréables.
Ce nouveau désir incite à l’accomplissement de
nouvelles actions, soit pour amener les sensations
souhaitées, soit pour prévenir la répétition des
sensations désagréables.
Ces actions, à leur tour,
produisent des sensations qui, comme précédemment,
font naître des désirs, et l’enchaînement des actions, des
sensations et des désirs, déterminant de nouvelles
actions, se poursuivit à l’infini, tant que
l’ignorance subsiste [7].
3°) Cessation de la souffrance
C’est la destruction de l’ignorance qui
produit la destruction du désir.
Le désir cessant d’exister,
l’incitation à l’action ne se produit plus. L’action n’ayant
plus lieu, les sensations résultant de son
accomplissement ne se produisent plus et les désirs,
dont ces sensations sont la source, ne naissent pas.
La cause ayant cessé d’exister, la
révolution de la chaîne des productions
interdépendantes cesse.
4°) La voie qui conduit à la cessation de la souffrance
Elle consiste en un programme d’entraînement
mental pouvant être résumé comme suit :
Acquisition des Vues justes.
Celles-ci comprennent une
compréhension parfaite des trois caractères
généraux et des quatre vérités :
1. La souffrance : l’ impermanence de
tous les agrégats
2. La cause : la souffrance inhérente à
tous les agrégats
3. La cessation : l’absence
d’ego en tous les agrégats [8].
La voie qui conduit à cette cessation
(la 4ème vérité) est la suivante.
Ayant acquis des vues justes, l’on connaît
la nature réelle des objets composant le monde extérieur
et la propre nature réelle de soi-même. Possédant cette
connaissance, l’on cesse de désirer ce qui est producteur
de souffrance et de repousser ce qui est producteur
de bonheur.
L’on pratique
une Moralité éclairée, au plus haut sens de ce
terme [9]. Celle-ci
ne consiste pas en une obéissance passive à un code imposé
par un Dieu ou par un autre Pouvoir extérieur. Ayant
parfaitement reconnu, soi-même, quels sont les actes
qu’il est bon d’accomplir et quels sont ceux dont il faut
s’abstenir pour son plus grand bien et pour celui des autres êtres,
l’on conforme sa conduite à la connaissance que l’on
a acquise à ce sujet.
Les Moyens d’acquérir des Vues justes sont :
- L’Attention parfaite qui comprend l’étude - l’analyse des perceptions, des sensations, des états de conscience, de toutes les opérations de l’esprit et de l’activité physique qui y correspond - l’observation - la réflexion.
- La Méditation parfaite comprenant la concentration d’esprit, un entraînement physique et psychique visant à produire le calme du corps et de l’esprit, à développer l’acuité des sens (l’esprit comptant comme sixième sens) et à causer l’éveil de nouveaux sens procurant de nouvelles perceptions et permettant, ainsi, d’étendre le champ de ses investigations.
L’existence ou le devenir
L’existence est un perpétuel
devenir, pour le bouddhiste. Existence et devenir sont
synonymes. Plus précisément, l’existence
ou bhâva est la forme du mouvement, une
continuelle apparition de phénomènes se
succédant [10].
Le Bouddha parle ainsi de
l’existence à un disciple (rapporté par Mahâ Nidâna
Sutta) [11] :
- J’ai dit que la naissance dépendait de l’existence. Ceci doit être compris de la façon suivante : suppose, Ananda, qu’il n’y ait absolument aucune existence pour personne, et d’aucune façon ; ni existence dans le monde du désir, ni existence dans le monde de la pure forme, ni existence dans le monde sans forme [12] ; s’il n’y avait, nulle part, aucune existence, l’existence ayant entièrement cessé, la naissance se produirait-elle ? (Y aura-t-il naissance ?)
- Non, vénérable.
- Ainsi, l’existence est-elle la cause, l’occasion, l’origine de la naissance, la naissance dépend d’elle.
Avec l’existence (devenir), nous sommes arrivés
au second article de l’énumération des origines
interdépendantes. Celle-ci continue
comme suit :
Qu’est-ce qui doit exister pour qu’il y ait
"devenir" ? - L’action de saisir, d’attirer à soi.
Qu’est-ce qui doit exister pour que cette
préhension ait lieu ? - La "soif" (désir).
Qu’est-ce qui doit exister pour que cette "soif"
se produise ? - La sensation.
Qu’est-ce qui doit exister pour qu’il y ait
sensation ? - Le contact.
Qu’est-ce qui doit exister pour qu’il y ait
contact ? - Les sens et leurs objets.
Ces sens sont au nombre de six
pour les Bouddhistes qui comptent l’esprit pour un sixième
sens dont l’objet est les idées [13].
Qu’est-ce qui doit exister pour que les sens
existent ? - Le corps matériel et l’esprit.
Qu’est-ce qui doit exister pour que le corps et
l’esprit (le domaine de la forme matérielle et celui du
mental) existent ? - La conscience-connaissance.
Le terme vijnâna est d’une
traduction difficile ; il s’agit, ici, de la faculté
d’être conscient (…).
Qu’est-ce qui doit exister pour que cette
conscience-connaissance existe ? - Les formations
ou confections mentales (volitions, actions mentales
en général).
Qu’est-ce qui doit exister pour que ces
formations mentales existent ? - L’ignorance.
En étant arrivé là, le
Bouddha, nous disent les Ecritures canoniques, passa ce
processus en revue, en sens inverse [14] :
L’ignorance n’existant pas - les formations
mentales n’existent pas.
Les formations mentales n’existant
pas - la conscience-connaissance n’existe pas.
La conscience-connaissance n’existant pas
- la forme matérielle et l’esprit n’existent pas.
La forme matérielle et l’esprit n’existant
pas - le contact n’existe pas (n’a pas lieu).
Le contact n’existant pas - le sensation
n’existe pas (ne se produit pas).
La sensation n’existant pas - la soif (le
désir) n’existe pas (ne se produit pas).
La soif (désir) n’existant pas - la préhension
(l’action de saisir, d’attirer à soi) n’existe pas.
La préhension n’existant pas - l’existence
(devenir) n’existe pas (ne se produit pas).
L’existence (devenir) n’existant pas - la
vieillesse, la mort, la maladie, la douleur n’existent pas (ne se
produisent pas).
Ainsi cesse toute cette masse de souffrance.
Présentée de cette manière, cette
énumération paraît avoir pour seul but de nous apprendre le
moyen de ne pas renaître et d’éviter, ainsi, les maux inhérents
à toute vie et la mort inéluctable qui la termine. Telle
est en effet, la façon dont le pratîtyasamûtpâda est
généralement compris par les Bouddhas théravadins.
Note sur le suicide
A noter que le suicide n’est pas une voie
de délivrance, parce que la mort est un recommencement.
Comme les Hindouistes, les Bouddhistes croient à la
réincarnation selon la loi du karma. La souffrance
d’une nouvelle vie paraîtra d’autant plus injuste qu’on
en aura oublié les causes (dans la vie précédente).
Seuls les Bouddhas peuvent décider de rester dans ce monde et
choisir leur corps pour continuer à aider les hommes à se délivrer.
C’est la version orientale du mythe de la caverne de Platon.
Les différents bouddhismes
Le bouddhisme est constituée de nombreuses
écoles, que l’on peut réduire à un cinq corps de doctrines :
1. Le bouddhisme Hinayâna, "petit
véhicule", "moindre véhicule" ou "bouddhisme
inférieur", est également connu sous le nom d’école
philosophique des Théravadins. Le terme de
"véhicule" désigne un corps de doctrines et de
pratiques. Le terme de "moindre" ou de "petit"
leur a été attribué par les écoles concurrentes et en
particulier par celle du "grand véhicule". Les
Théravadins se présentent comme les prêtres ou les
ascètes du bouddhisme. Interprétant les paroles du
Bouddha d’une manière abstraite, ils pensent que seule la
méditation permet la délivrance ; elle n’est donc
pas réservée au peuple qui pourra "seulement" améliorer
son karma (éventuellement se délivrer après la mort).
2. Le bouddhisme Mahâyâna, le
bouddhisme du "grand véhicule" s’est tourné vers
l’aspect pratique de la doctrine. Il n’est pas
nécessaire de devenir prêtre pour la pratiquer. Le
bouddhisme du "grand véhicule" est donc un
bouddhisme du peuple. L’aspect cultuel est
particulièrement développé
(bénédictions, moulins à prière…). Il enseigne que la
délivrance ne dépend pas d’une série d’efforts, mais d’un
état d’esprit, qui peut être acquis à n’importe qui, à
n’importe quel moment, quel que soit son activité, à condition
d’avoir un karma suffisamment positif.
Particulièrement répandu, le
bouddhisme Mahâyânaa porté l’image du
bouddhisme a l’étranger
3. Le bouddhisme Madhyamyka ou
"voie du milieu" vient après la scission entre le
bouddhismeHinayâna et Mahâyâna. Les
bouddhistes Madhyamyka pensent que ces deux voies de
vérité sont des extrêmes à cause de la vérité même qu’elles
prétendent enseigner. Ces bouddhistes pensent en effet
qu’il est impossible de nier ou d’affirmer la vérité. Ils
ne veulent pas oublier la réalité brute, qui est la seule chose à
laquelle on puisse attribuer un critère de vérité. Or, la réalité
n’a pas besoin d’être niée ou infirmée. Les
bouddhistes Madhyamyka se méfient des pensées parce
qu’elles sont fluctuantes, ils pratiquent donc des rites
très précis, définitivement fixés, censés
rappelés à celui qui veut méditer combien le monde est stable
et cohérent. Oublier la cohérence de la maya, ce serait
ça l’illusion [15].
4. Le
bouddhisme Yogaçâkya [16]
est un idéalisme. Il professe l’irréalité totale de
la maya. Pour les bouddhistes Yogaçâkya, les
cinq sens sont justifiés par l’intellect (la conscience, le
sixième sens), car l’intellect fait la distinction entre les
cinq sens. En réalité, abstraction faite de l’intellect, il
n’existerait donc qu’un sens. Pour eux, la totalité de la
réalité se trouve en dehors de l’ego, en dehors du Moi. Seule
cette totalité peut être considérée comme réelle.
5. Le bouddhisme Chan est le
bouddhisme indien (après un détour par la Chine). C’est un
bouddhisme poétique, mi-philosophique,
mi-religieux, où les rites tiennent plus de place que les
pensées. Les croyants et les prêtres sont sélectionnés et
nivelés selon la lignée à laquelle ils appartiennent, avant
leur compétence, alors que les autres sectes du
bouddhisme privilégie le respect des rites à
l’hérédité. Cette "noblesse religieuse" rappelle
évidemment le système de castes des Hindous, où les prêtres, les
Brahmanes, tiennent la place la plus élevée.
6. Le bouddhisme tibétain,
aujourd’hui le plus connu en Occident, est un bouddhisme issu
de Chine qui a remplacé la religion originelle
du Tibétain, la religion Bön. Cette religion animiste et
magique a cependant continué d’être pratiquée par les
petites gens, elle a fini par influencer et par fusionner avec
le bouddhisme, lui donnant ainsi une teinte régionale et
"folklorique". On peut supposer, comme c’est
souvent le cas, que le bouddhisme s’est imposé dans cette
région à la faveur d’une décrépitude ou d’une
simple faiblesse de la religion indigène. L’arrivée du
bouddhisme a permis une renaissance de la religion Bön
sous une forme nouvelle. C’est la raison pour laquelle ce
syncrétisme est particulièrement
cohérent [17].
Comment les mayas peuvent devenir la Maya
Comment peut-on passer d’une pluralité
de réalité à une unique réalité qui les transcende ?
Comment cette unique réalité peut-elle être de même nature
que n’importe quelle autre réalité sans pourtant s’y
confondre ? Comment enfin chaque réalité peut-elle
contenir une part de la Réalité ? Si on considère la Maya
comme l’unique Réalité, toutes les autres mayas ne sont pas
réelles. En tant qu’illusion, elles n’existent pas. Comment donc
peuvent-elles exister sans faire partie de la Maya ? Et si
elles en font partie, pourquoi seraient-elles des illusions ?
Les bouddhistes pensent qu’il est possible
de passer d’une maya à la Maya, de l’illusion au
nirvâna. Cela est possible parce que n’aurions pas autrement
l’idée de l’illusion et du nirvâna. Cela est possible
parce que les Bouddhas l’ont prouvé. Cela est possible parce
que le cycle des naissances et des morts(samsâra) est
une illusion, c’est-à-dire qu’il n’existe pas.
Comparaison entre le cycle du samsâra et le mouvement circulaire expliqué par Aristote
Le cycle du samsâra peut
être représenté selon un cercle changeant à chaque
génération, autrement dit une spirale. La spirale prend modèle
sur le cercle et le cercle prend modèle sur le point centrale.
Aristote avait également réfléchi sur cette forme dans la nature
(la saisons, les orbites planétaires, le mouvement
des étoiles, le temps…) et il considérait que cette
forme (forma) pouvait être infinie et suffire à expliquer
le mouvement du monde et le passage du temps [18].
Mais puisque "maintenant" est la fin et le début d’un temps, mais pas du même (il est fin du temps passé et commencement du temps futur), il se trouvera que comme le cercle a dans la même figure, d’une certaine manière, le convexe et le concave, de la même manière aussi le temps est toujours au début et à la fin. Et c’est pour cela qu’on est d’avis qu’il est toujours autre. En effet, le "maintenant" n’est pas commencement et fin du même temps, car les contraires existeraient ensemble sous le même rapport. Le temps ne manquera jamais ; en effet il est toujours en train de commencer [19].
Ainsi, la totalité de l’existence n’est
jamais entière ni dans le passé ni dans le futur. L’Age d’Or ne
peut donc pas avoir existé, il ne peut être que mythologique.
Inversement, l’apocalypse chrétien ou l’utopie marxiste
ne peuvent pas finir le temps, le compléter en
entier : ils se situent au-delà du temps, dans
un futur symbolique, dans une mythologie de
l’histoire. Le nirvâna ne succombe pas pareillement
au temps parce qu’il n’est pas défini de manière temporelle
par les bouddhistes : le temps, en effet, est une illusion.
C’est la condition pour que le nirvâna soit un
possible ; sans quoi, l’homme et l’humanité seront à
jamais prisonniers du samsâra.
Et encore concernant le cercle, la sphère et d’une manière générale tout ce qui se meut sur soi-même, on peut objecter qu’elles se trouveront être en repos. Car elles seront dans le même lieu pendant un certain temps, elles-mêmes et leurs parties, de sorte qu’elles seront en repos en même temps qu’elles seront en mouvement [20].
L’explication circulaire ne suffit
pas. Le mouvement du monde reste un mouvement, c’est-à-dire
qu’il ne cesse pas, à chaque moment de ce mouvement,
de changer, autrement dit de n’être pas quelque
chose qui serait sans mouvement. N’étant pas ce quelque
chose, il n’est pas la totalité des choses, il ne se suffit
donc pas à lui-même. Aristote en déduit que la totalité se
trouve en-deçà du mouvement en l’accompagnant
toujours, comme le pivot central d’une roue.
Or, assurément, le premier moteur meut d’un mouvement éternel pendant un temps infini. Il est donc manifeste que n’ayant aucune grandeur il est indivisible et sans parties [21]
.Ce premier moteur se confond avec la totalité de
l’univers. L’Un est le Tout, il est la fois la cause
originelle, la première cause, et la cause de tout ce
qui est causal : il s’agit du principe de la causalité
elle-même. En tant que principe et que totalité, il devrait
se suffire à lui-même et n’exister pour lui-même. Il
pourrait être comparé à l’ensemble de l’univers considéré
comme un tout : intérieure, l’univers se meut, mais
extérieurement, il reste identique à
lui-même. Tout se transforme mais rien ne se
perd. Cette totalité qui doit rester à elle-même
devrait être un principe suffisant et nécessaire.
Pourtant, elle sert également de principe à l’univers, ce qui
comprend le temps, le mouvement et le samsâra.
Pour les bouddhistes, le principe est unique
et ne peut servir de principes à deux choses différentes
(sans quoi il faudrait encore une cause à cette nécessité),
ce qui signifie que le principe de la causalité n’est pas un
principe en soi mais seulement une interprétation du
principe depuis le samsâra. La causalité serait une
illusion au même titre que le mouvement circulaire :
il ne pourrait pas exister sans le principe, mais en même temps, il
ne permet rien d’apprendre sur lui. La dépendance est en
sens unique.
Cela signifie également que le nîrvana n’est
pas causale. Si les bouddhistes pensent que notre karma
comptabilise nos bonnes et nos mauvaises actions,
c’est uniquement parce que le samsâra permet
également de gérer l’évolution ou la régression des individus.
Mais un individu totalement libéré est au-delà du
bien et du mal, il n’entre plus dans les critères
du samsâra, il n’a plus à être libéré.
Le bien et le mal font partie du samsâra
Le fait que le samsâra gère le bien
comme le mal est à souligner, car cela signifie que les bonnes
choses de se monde sont aussi illusoires que les mauvaises
choses, même si les premières semblent conduire vers la
libération. C’est la manière pour le cycle du samsâra de
récupérer à lui les éléments qui veulent sortir, comme dans
un tourbillon : en croyant s’approcher du cercle, on s’en
éloigne en réalité. Le samsâra peut donc prendre
l’illusion du sens pour les individus bénéficiant
d’un karma positif. Au niveau de leur vie, c’est-à-dire de
leur maya, c’est individus seront chanceux, ils
trouveront un sens à leur vie et seront heureux : ils ne
chercheront pas à se libérer plus, à faire mieux qu’ils ne
font déjà, ils croiront avoir atteint le nîrvana : mais
ce ne sera que son reflet.
Inversement, le nîrvana peut
s’exprimer de manière acausale et de manière inconditionnelle
au travers d’événements que l’on pourrait juger miraculeux,
arbitraires, surnaturels, injustes ou illogiques :
par exemple l’élection de tel ou tel enfant pour la
réincarnation dans grand maître tibétain. Les
bouddhistes (mahâyanistes) prétendent qu’il est
possible à n’importe qui, à n’importe quel moment de sa
vie, quel que soit son occupation du moment, d’avoir une sorte
de prise de conscience, d’aperçu du nîrvana, de
révélation en forme de "grand moment de libération".
Ce moment peut parfois se traduire par le rire. Il ne doit pas
être expliquer de manière causale, sans quoi il revêt une forme
éphémère et joue le joue du samsâra.
A ce titre, on pourrait considérer
l’expérience du channeling, le contact avec des
êtres surnaturels, comme une manifestation
du nîrvana (sans doute aléatoire ?), déformée
par le samsâra. Dans ce cas, ce n’est pas temps
l’information qui est communiquée par ces êtres qui est
important (car elle s’intégrera à la maya de
l’individu) que la communication elle-même.
Dans l’idéal, il ne faudrait pas considérer ces
contacts comme des choses extérieures à soi, mais les
introvertir, sentir dans ces paroles l’occasion
d’une ouverture.
Le devenir à soi ou le retour à l’autre
Ici, il pourrait encore y avoir
confusion : ouverture d’esprit ne veut pas
dire croyance. Les bouddhistes ne croient pas.
Ils n’ont pas de dieux immortels, juste des dieux personnels.
Ils ne croient pas aux paroles du Bouddha, ils comprennent ces
paroles et les testent dans leur expérience personnelle.
Certains bouddhistes considèrent parfois le bouddha
comme une idole, ils ont tord, bien que cela puisse leur être utile
pour un temps : ils devront en effet finir par
incorporer toute l’essence du bouddha à leur être, ils
devront lui ressembler et finir par devenir lui. Ce
devenir autre est en réalité un retour à soi, un retour au
principe et un abandon de tout ce qui appartient à la maya (sa
vie, son corps mais aussi sa personnalité).
Ce devenir ou
ce retour - selon qu’on se situe à la fin ou aux
origines - est l’équivalent d’une doctrine
judéo-chrétienne majeure : l’imitatio Dei [22].
On trouve cette recommandation par exemple dans le
Pentateuque, où Dieu ordonne à l’homme d’être saint,
car je suis saint, moi, l’Eternel votre Dieu (Lévitique, 19, 2)
et de marcher dans toutes ses
voies (Deutéronome, 11, 22 ; 28, 9).
D’une certaine façon, on pourra considérer chacun des
personnages de la Bible comme un figure de l’Eternel, un
modèle de comportement pour sa maya, de la même manière
que les tous personnages d’un livre ont tous quelque
chose de l’auteur, puisqu’ils proviennent de lui : il
n’est pas tel ou tel personnage dans l’histoire, il est
l’histoire elle-même.
Au sommet, on pourra imaginer l’homme
imitant l’homme, imitant tous les hommes, comme le décrivait
Kierkegaard (décrivant le chevalier de la foi),
imitant le samsâra lui-même. Il dépasserait
ainsi le bien, le mal, et trouverait peut-être une
nouvelle valeur. Les rabbins, les prêtres et les soufis
l’appelleront Dieu, les bouddhistes
l’appelleront nirvâna. Cette réalité doit être conçue
comme une qualité de l’homme qui l’atteint. Elle ne peut plus
être extérieure, elle ne peut être déterminée par
autre chose que ce qui est vraiment l’homme. Ce faisant, l’homme
n’est certes pas lui-même : ce qui restera de lui, s’il
en reste encore quelque chose (le sujet ?), ne pourra pas se
fondre dans ce principe unique. Il aura donc l’impression, comme
le décrivent certains textes scolastiques, en partant
depuis Saint Augustin, qu’il est à la fois en Dieu et en dehors
de lui.
Il ne pourra pas toucher sa face sans
mourir signifie qu’il ne pourra pas se fondre en Dieu tant
qu’il le considérera comme une personne, dans un rapport
de personne à personne, tant qu’il sera encore
quelqu’un, un ego. C’est pour cette raison que le
bouddhisme tend à transformer la conception qu’a l’homme
de lui-même. Le bouddhisme n’a pas besoins de
préceptes, de jugement moraux : il laisse l’homme
découvrir par lui-même la futilité de défendre quelque
chose qui n’existe que dans sa défense, de rechercher quelque
chose qui n’existe que dans sa recherche, de craindre quelque chose
qui n’existe que dans sa crainte, de désirer quelque chose qui
n’existe que dans son désir.
Cette projection est une
forme de personnification. Elle peut parfois
devenir autonome (quand on y croit trop). On nomme cette
autonomie du monde le samsâra. Alexandra
David-Néel, la spécialiste du Tibet, a pu
faire l’expérience de cette autonomie en s’essayant une
pratique "magique" du bouddhisme tibétain :
elle se concentra pendant plusieurs mois sur un visage qu’elle
avait déjà vu, afin de créer l’individu à partir de
la maya (c’est-à-dire à partir de rien d’autre que
son propre esprit). Elle raconte comment elle y est parvenue,
comment son "hallucination" est devenue
visible à d’autres personnes, comment elle le commandait
et comment il a commencé à devenir méchant, à devenir
autonome. Elle a été obligée de s’enfuir et de passer des mois
encore (autant que pour le créer) à le faire disparaître [23].
Les Babyloniens
pensaient que l’homme avait été l’esclave des Dieux. La
mythologie orphique raconte comment les hommes ont été créés
à partir des Titans réduits en cendre par Zeus [24].
Par qui l’homme a-t-il été créé ? Et à partir
de quelle image ? La Bible raconte que l’homme a été créé
à l’image de Dieu mais Adam a été chassé du paradis pour être
devenu conscient de sa nudité (de sa non-existence). Ces
histoires ne sont peut-être que des mythes, et les mythes
de jolies histoires, mais elles donnent à réfléchir, au moins
sur les causes qui poussent les hommes à inventer les mythes, et
surtout sur les causes qui poussent mille fois plus d’hommes
à y croire.
Au minimum, l’idée de samsâra permet
d’envisager la condition humaine sous un nouvel aspect, comme
l’idée de maya permet d’envisager la nature du monde sous un
nouvel aspect. Si l’idée des amsâra est exacte, cela
signifie que la maya est le support de cette répétition et de
cette variation. C’est toujours le même drame originel
qui se joue : l’homme est créé à sa naissance, il se
rebelle (parfois) à l’adolescence puis il est détruit en mourant,
pour renaître une autre fois…
La réincarnation et l’oubli
Pourquoi ne nous
souvenons-nous pas de nos vies antérieures ? Parce
que ce n’étaient pas nous, mais des comme-nous, des
personnalités construites sur le même modèle que le
nôtre, d’autres corps où notre âme a pu "s’incarner" [25]
et s’illusionner tout autant. Tel corps, telle personnalité
n’est pas plus vraie parce qu’il ou elle est plus ancienne. Il
faut autre chose pour que le passage du temps pour créer de la
valeur, sans quoi cela signifierait que l’individu se dégrade
au cours de ses réincarnations. Or, s’il se
dégrade, pourquoi aurait-il cet avantage de se souvenir
de son ancienne incarnation ? A moins que cette vie
passée soit une nouvelle illusion ? A moins que la
réincarnation ne soit que la répétition sans fin
d’une vie originaire et presque mythologique,
une vie qui se serait déroulée dans ce que les aborigènes
appellent « le temps des rêves » ?
Imaginer une vie antérieure,
n’est-ce pas semblable à un rêve éveillé, où mon « moi »
incarne un autre corps, avec une autre personnalité ?
On pourrait reprendre les termes de Freud à propos du rêve et
remplacer le mot « rêve » par celui de « maya » :
Les souvenirs de la maya que nous étudions sont tout d’abord mutilés par l’infidélité de notre mémoire, qui paraît tout à fait incapable de conserver la maya, et en laisse perdre peut-être précisément les éléments les plus intéressants. [26].
Nous ne nous souvenons pas de nos vies
antérieures pour éviter que nous ne comprenions le
fonctionnement du samsâra. C’est la seule
raison pour laquelle la maya limite notre mémoire à une mémoire
individuelle et épisodique, alors même que cette
mémoire permet également de nous ancrer dans un passé, de nous
éloignement d’une contemplation de la conscience. Il
existe donc un équilibre, une cohérence, entre la
maya et la conscience à ce propos : l’homme dans la maya doit
se souvenir suffisamment pour que la maya ne
soit pas incohérente, de telle manière qu’il
considérera les éventuelles incohérences comme
des défauts de sa mémoire, mais il ne doit pas se souvenir
assez pour dépasser la création de l’ego : une autre vie, le
passé d’autrui, entendre ce que pensent les gens, se souvenir
du futur, etc.
La faiblesse de la mémoire individuelle
permet à l’imagination de combler les "trous"
éventuels. La maya profite de ces incohérences
pour une élaboration secondaire, en faisant intervenir
des gens, des livres, tout une culture propre à nous enseigner ce
qui a été (sans que la maya se soit donné la peine de nous le
faire vivre).
Le statut de la mémoire
Le philosophe anglais
John Locke (17e siècle) définissait l’identité de la
personne comme une identité de conscience à travers le
temps [27].
C’est au travers de ses souvenirs (souvenirs de ses
pensées, de ses actions) que l’individu est en contact avec sa
propre personne. Certains en déduisent la continuité
de l’âme au travers le temps, et à partir delà, la possibilité
d’une âme immortelle. Ce raisonnement ne serait pas
possible sans la mémoire. Notre âme n’est-elle donc rien
d’autre que notre mémoire ?
David Hume, un autre philosophe anglais
(18e siecle) explique cette illusion du moi à la manière d’un
moine bouddhiste :
Si nous n’avions pas de mémoire, nous n’aurions jamais eu la moindre notion de la cause, ni par conséquent de cette chaîne de causes et d’effets qui constitue notre moi ou notre personne [28].
La danse de l’ego
Pour le bouddhisme mahâyaniste, l’homme
ou l’esprit s’est laissé emporter par son propre mouvement,
par sa contemplation. Il est comme un danseur grisé par la
vitesse qui verrait le décor tourbillonner, qui s’imaginerait
être le centre, l’auteur, et qui pourtant serait emporté :
il ne pourrait plus s’arrêter de tourner, de danser.
Ce faisant, le principe de réalité de la
psychanalyse serait en réalité le principe de néant, de
la non-existence et du non-sujet de chaque chose. Il n’y
aurait pas d’objet car il n’y aurait aucune chose dont l’homme
pourrait se croire vraiment et définitivement le
sujet, l’auteur ou le créateur. Il ne serait en réalité qu’un
esprit sans accroche, un fantôme dont la réalité ferait de notre
monde une "réalité fantomatique".
De ce point de vue, le monde
serait la danse et le désir de continuer à danser, projeté dans la
Nécessité, que Freud nomme ananké, en référence à
la mythologie grecque. Le monde c’est le lieu et l’aspect
que prend cette nécessité, ce destin. Tel est la loi inéluctable
de la nature, l’ananké à laquelle nul ne peut se
soustraire [29].
Pour Freud, il s’agit là de la pulsion du désir, plus
précisément de la forme que prend son accomplissement,
l’éloignement de la réalité, la continuation de la danse,
du tourbillon ou du cycle…
Les Grecs disaient que les dieux mêmes
s’inclinaient devant cette nécessité, que celle-ci
précédait les dieux, qu’elle était l’essence du monde, le
synonyme de la nature : sa force. Les bouddhistes
faisaient d’ailleurs des dieux des hommes proches de la
libération (du nirvâna) mais si proches qu’ils se
croyaient déjà libres, qu’ils se croyaient véritablement
des dieux. Ce sont eux, dès lors, qui perpétuaient
l’illusion, qui la maintenaient en place, par leur danse
en forme d’ouragan. Le plus élevé de ces dieux, dans la
mythologie bouddhiste, est un dieu orgueilleux dont la
fonction (croit-il) est de maintenir la maya en place et
donc de s’opposer à l’éveil des hommes. L’ananké serait
semblable à la soma des Hindouistes, à l’élixir
du sommeil, où tout devient beau, où tout devient bon.
Chez les Grecs, Hypnos refusait ainsi un
ordre d’Héra :
Zeus, fils de Cronos, je ne le puis, ni approcher ni endormir (…). Une fois déjà obéir à ton ordre m’a servi de leçon (…). J’endormis l’esprit de Zeus (…). Zeus s’éveillant s’indignait (…) et avant tout autre, c’était moi qu’il cherchait. Il m’eut alors jeté du haut de l’éther (…) au fond de la mer, si Nuit ne m’eut sauvé, Nuit qui dompte les dieux aussi bien que les hommes. Dans ma fuite, j’étais vers elle, et Zeus s’arrêta [30].
Le sommeil, explique Homère
dans l’Iliade, dompte les dieux aussi bien que les hommes :
les dieux sont comme des hommes pour le sommeil, pour la Nuit, pour
l’illusion que ne fait qu’utiliser Hypnos. Or, dans la
cosmologie grecque, la Nuit est créatrice du monde,
elle permet de le faire sortie du chaos primordial, ce qui, en
réalité, n’est chaos que du point de vue de l’ordonnancement du
monde. L’ordre créé serait en réalité un voile jeté sur les
yeux des hommes (le voile de Kali). L’harmonie qui serait
l’expression de l’ordre, ce que nous appelons beauté, serait la
sensation d’un ordre idéal. Paradoxalement, elle
serait à la fois le signe d’un éloignement du chaos (de la
réalité, de l’éveil) et le signe de l’endroit d’où on
s’éloigne, de la véritable nature de cet éloignement [31].
Il faudrait ici se méfier
du beau ou du bon, qu’il soit donné ou qu’il soit en récompense
de nos efforts. Freud décrivait ainsi le processus
d’auto-illusion ou d’auto-hypnose, dans lequel la difficulté,
ou nécessité, participe du plaisir personnel, puisqu’elle
"prouve" que ce dernier est "réel", qu’il est
extérieur, objectif, bref : qu’il existe en soi. Ce
plaisir, il peut s’acquérir par la construction de sa vie, par la
lecture d’un roman ou par la contemplation d’une image. Le
point commun tient dans la cohérence des éléments,
dans leur harmonie, dans la solidité de leur structure. Le
maximum de plaisir est atteint dans le risque, quand on parvient
à transformer une masse chaotique, une possibilité
de chances, un univers anarchique et étrange en univers connu
et apprivoisé, en réussite unique, en structure cohérente.
Comme l’avait compris Hannah Arendt [32],
l’homme transforme le monde à tout niveau : matériel,
conceptuel, existentiel… L’idéal pour l’homme, pour
l’individu homme, serait de transformer le monde à son image,
d’être milliardaire, d’être le maître du monde…
En acquérant une plus grande maîtrise de
soi, de son environnement, l’homme individu s’apprivoise
et apprivoise le monde, les gens avec qui il vit. Il subordonne
sa vie à sa volonté. De fait, il ne s’interroge pas sur l’origine
de la volonté, à savoir ce qu’il veut vraiment. Son problème
est avant tout de réaliser ses rêves. Il ne sait pas pourquoi
il veut et ne comprend pas cette question : il a admis
qu’il n’était qu’une volonté, qu’une pensée, qu’une
action, qu’un loisir, qu’un plaisir. L’homme croit toujours
qu’il est libre - surtout quand il ne l’est pas.
On peut supposer que cette bouffée de jouissance se manifeste à divers niveaux. D’abord, puisqu’une barrière a été franchie, dans la simple joie retrouvée de pouvoir fantasmer librement ; ce serait le plaisir ludique même, retrouvailles avec l’indépendance de l’enfance ou soumission au règne des processus primaires, en tant que ces royaumes sont administrés par le principe de non-liaison : royaumes d’anarchie, en somme. Il y a le pouvoir retrouvé de jouer avec le non-sens, la levée pour un temps de l’obligation de compter avec les processus secondaires qui gèrent le principe de réalité. Endiguer l’énergie, isoler les affects, enchaîner logiquement les représentations, contourner les obstacles de l’impossible, calculer en fonction du temps, maintenir debout les remparts du refoulement, cela coûte de la peine, si bien que l’accès au territoire du libre jeu se traduit par une épargne (où l’on retrouve le mot d’esprit). Ajoutons que les investissements affectifs sont moins cataclysmiques que dans le symptôme, moins intenses que dans le jeu enfantin, paradoxalement renforcés de ce qu’ils fonctionnent au bon régime ou à la bonne distance, de ce qu’ils sont réglés, régularisés par une satisfaction narcissique reconnue par le surmoi - instance chargée de représenter dans l’inconscient les impératifs de la réalité aussi bien que les interdits parentaux ("tu ne jouiras pas à la place du parent de sexe identique au tien", etc.), et là on retrouve la théorie de l’humour comme épargne d’une dépense affective. >> [33].
Freud place ce plaisir ludique dans un processus,
dans une sorte de compromis avec le principe de réalité, qui
n’est pas un compris de l’action (au nom de son efficacité)
mais un compromis de la conscience (pour préserver son
l’ego). Ce plaisir est celui de la sublimation, celui
de pouvoir subordonner l’anarchie à ma volonté, celui de
pouvoir créer, inventer, innover, celui de pouvoir me rendre maître
de la nécessité par l’inutile, le futile, l’exubérant. La
folie est une sorte de sublimation.
Une œuvre d’art consiste avant tout en la
création de beauté, d’une harmonie constituée selon sa
sensibilité, d’un ordre correspondant à un
consensus. Si les mots "art" et "artisanat"
ont une origine commune, c’est à cause de ceci que
la cohérence détermine à la fois l’harmonie et
l’ordre. C’est dans la cohérence que se trouve la
beauté artificielle créée par sublimation.
C’est de cela que Nietzsche nous disait de nous
méfier. La beauté n’est jamais innocente : elle
acquiesce à ce qui la rend belle, la conscience du beau tout
d’abord, le monde ou la maya ensuite…
Qu’est-ce que le « beau » ? - une sensation de plaisir qui nous cache dans son phénomène les véritables intentions de la volonté. Mais par quoi la sensation de plaisir est-elle excitée ? Objectivement : le beau est un sourire de la nature, une surabondance de force et de sentiment de plaisir de l’existence : qu’on pense aux plantes. C’est le corps de jeune fille du Sphinx. Le but du beau est de séduire en faveur de l’existence. Mais qu’est proprement le sourire, cette séduction ? Négativement : la dissimulation de la détresse, l’effacement de toutes rides et le regard serein de l’âme de la chose. (…) Le plus mauvais morceau de musique peut encore être trouvé beau en comparaison de hurlements repoussants, tandis qu’on le trouvera laid par rapport à d’autres morceaux de musique. Il en va de même pour la beauté de la plante, etc. Il faut que se rencontrent le besoin de nier la détresse et l’apparence d’une telle négation. (…) La véritable question est : comment cela est-il possible ? Avec la terrible nature de la volonté ? Seulement par une représentation, subjectivement : par un mirage interposé, qui reflète la réussite de la vorace volonté du monde ; le beau est un rêve heureux sur le visage d’un être dont les traits sourient à présent, pleins d’espoir. (…) Le but de la nature dans ce beau sourire de ses phénomènes est de séduire d’autres individualités en faveur de l’existence. La plante est le monde de la beauté de l’animal, le monde entier celui de l’homme, le génie est le monde de beauté de la volonté originaire elle-même. Les créations de l’art sont la fin suprême du plaisir pour la volonté [34].
Pour l’homme, la plus grande beauté, le plus
grand objet de plaisir qu’il trouve est l’ego, le moi freudien,
la "personne", l’individualité, l’implication
dans ce monde : soi-même. Mais ce qu’il est, ce qui
existe, la réalité, il ne peut la supporter. Il est donc
obligé, par nécessité, de créer, de s’inventer une
personnalité, un rôle, une vie, un modèle, un maître,
un dieu. C’est par nécessité (ananké) qu’il tend à
se libérer de ce qu’il est. L’invention de sa personnalité
est la plus grand œuvre de la libération ou de sublimation :
on pourrait l’appeler transcendance.
Nous ne critiquons
par l’existence de la conscience [35],
mais nous critiquons toute définition de la
conscience qui puisse être donnée par rapport à soi, à son vécu
ou par rapport au monde. S’arrêter à ce que nous croyons être,
ce serait s’arrêter à une croyance.
La psychanalyse et le bouddhisme
nous ont permis d’expliquer comment fonctionner cette
croyance, mais nous ne savons toujours pas au nom de quoi elle
fonctionne. Pourquoi fonctionne-t-elle ?
A cause de la libido ? Qu’est-ce que la libido ?
Quand a-t-elle commencé ? A-t-elle
jamais commencé ? Pour le bouddhiste, le temps
n’existe pas, il est illusion. En réalité, il n’y a jamais
eu d’erreur, de libido, de souffrance. Il n’y a jamais
eu de maya.
La question sans réponse
Malgré toutes les analyses psychologiques
et métaphysiques que peuvent apporter le bouddhisme,
il existe une question à laquelle le Bouddha a refusé de
répondre : pourquoi ? Pourquoi le monde est-il ainsi
fait qu’il doit être une illusion et que nous ayons un effort à
faire à nous libérer ? Pourquoi cette imperfection, la
possibilité de cette imperfection ? Ne
durerait-elle qu’une seconde, pourquoi cette seconde ?
En d’autres circonstances, nous demanderions :
pourquoi vivre, s’il faut mourir un jour ? Ici l’on
demande : pourquoi souffrir, si le but n’est de plus
souffrir ? Comment l’illusion est-elle seulement
imaginable ? Comment peut-elle nous tromper ?
Le Bouddha avait répondu qu’une pareille
question n’était pas vraiment une question. C’était une
question absurde. Quand on a une flèche plantée dans un œil,
disait-il, on ne se demande d’où vient la flèche, on
l’enlève. De même, se poser de pareilles
questions – pourquoi ? - ne représente pas
d’utilité ou de réalité, pour le bouddhiste. Les bonnes
questions sont les questions utiles, et les questions
utiles sont les questions qui appellent des réponses
efficaces. Savoir pourquoi ne changerait rien à sa
situation. Ce genre de questions fait partie de l’illusion,
car elles détournent de l’essentiel qui est la libération de
la souffrance.
Nous pouvons cependant nous demander, avec notre
sagesse d’Occidentaux, si l’importance existentielle que
recèle cette question, Pourquoi ?, n’est révèle pas
justement une caractéristique innée de l’esprit
humain qui est de se poser ce genre de question. Serait-ce une
illusion, une déformation du Comment ?, elle révélerait
encore une faiblesse inhérente à l’esprit humain. Dans
cette faiblesse se trouve peut-être un manque, l’origine
du désir. Cette question n’avait pas de réponse au présent, pour
le Bouddha, mais cela ne signifiait pas que cette question
n’avait pas non plus de réponse une fois arrivé dans
le Nirvâna. Le Pourquoi ? garde peut-être
toute sa valeur, même si elle n’est pas aujourd’hui accessible.
Nous pouvons également nous demander si cette
réponse du Bouddha n’était pas une déformation de la maya,
parce qu’elle aurait été justement la plus importante,
ou si le Bouddha, en tant qu’homme, ne pouvait pas s’être
trompé. Le Pourquoi ? est peut-être la voie de
certains hommes. C’est peut-être la voie des
Occidentaux. Il faut en effet se rappeler les limitations
inhérentes aux particularités de chaque
peuple. Il ne serait pas vraisemblable qu’un
seul peuple détienne toutes les réponses des questions que
tous les peuples se posent.
L’histoire de toute civilisation montre seulement les voies que prennent les hommes pour lier leurs désirs insatisfaits dans les conditions d’accomplissement et de refus que dicte la réalité, conditions elles-mêmes soumises à des changements et à des modifications de par le progrès technique [36].
Le bouddhisme ferait-il exception parce
qu’il aura été fondé par un homme libéré des contraintes du
commun, il n’en reste pas moins qu’il est resté dans la maya
pour enseigner. Même s’il a bien prononcé ce qu’il
voulait prononcer, il devait s’adapter aux oreilles des
disciples, car ceux-ci, n’étant pas éveillés,
n’entendaient pas ce qu’ils étaient, ils n’en entendaient
que l’écho, la déformation apportée par la langue - par la
maya. Même les paroles les plus claires peuvent être sujettes à
interprétation. Il y aura toujours des gens qui
ne comprendront pas. L’époque et les traditions
évoluant, certains termes, qui avaient une résonance
particulière, voient leur sens se déformer, changer
de valeur… la déformation augmente encore dans une autre
langue, dans une autre culture… Il n’est donc pas raisonnable
de se tourner vers le bouddhisme comme s’il s’agissait du
même bouddhisme pour tous. Le bouddhisme du Chinois n’est
pas le même bouddhisme que pour le Tibétain, le Japonais,
l’Américain ou le Français. Il n’existe aucun absolu à
l’intérieur de la maya.
Il n’est donc pas possible
d’affirmer avec le Bouddha que la question du Pourquoi ? n’a
pas de sens. Il faut tenir compte de notre époque, de notre culture
et de notre psychologie pour se reposer la question, car
ces influences spatio-temporelles ne sont pas nécessairement
des déformations : il peut s’agir, simplement,
d’un changement de point de vue, d’un nouveau système de
valeurs, d’une autre façon d’agir. Reconnaître l’influence
de la société sur ses croyances et ses valeurs permet de prendre du
recul sur sa propre culture [37].
Ce n’est qu’à partir de cette reconnaissance que
l’on sera prêt pour comprendre une culture différente
de la nôtre ou pour changer les valeurs de la société où l’on
vit. La méthode consiste, dans le premier cas, à comprendre et
à interpréter, dans l’autre cas, à observer et à agir. Une
voie pour le philosophe et une voie pour l’homme
d’action. Une voie pour l’Oriental et une voie pour l’Occidental.
Nous schématisons, bien-sûr : il existe
beaucoup d’Occidentaux qui ont un tempérament d’Oriental…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire